mardi 1 janvier 2013

5 Les travaux d'Emmanuel Langavant sur la nationalité de Chopin

« Chopin – musicien français » : un article difficile à trouver et un site calamiteux


Durant le débat de 2010 dans Wikipédia, Wisniewska principalement, ainsi que d’autres intervenants, ont évoqué les travaux sur Chopin du professeur Emmanuel Langavant, aujourd’hui décédé, qu'ils connaissent exclusivement à travers un site Internet intitulé « Chopin – musicien français ».
Ces travaux jouent un rôle essentiel dans la controverse, dans Wikipédia et en dehors, en tant que source sérieuse étayant la thèse « Chopin était français ». C’est pourquoi ils nécessitent une étude un peu poussée.

Sommaire de la page 
Emmanuel Langavant
Présentation du site
Analyse du site
Synthèse
1) Des erreurs élémentaires
2) Des erreurs rédactionnelles
3) Des analyses sommaires portant sur une documentation lacunaire
4) Des erreurs concernant l’histoire du droit

Emmanuel Langavant 
Selon la notice de la BnF, Emmanuel Langavant est né vers 1926 et mort en 2006 (lien).
On trouve une biographie succincte dans le livre de Marie-Christine Rouault (éd.), Mélanges offerts à Emmanuel Langavant, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1999, page 5 (Marie-Christine Rouault est (2013) professeur de droit à l’université de Valenciennes) :
« Emmanuel Langavant est [1999] professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de l'Université de Lille 2 commandeur des palmes académiques, titulaire du mérite maritime et capitaine de réserve. 
Nommé assistant à la Faculté de Droit de Lille en 1956, il y devient chargé de cours en 1959. Agrégé de droit public, en 1962, il est en poste à Poitiers, puis à Lille à partir de 1964. Il a soutenu en 1954 une thèse de doctorat sur "La collaboration des deux ordres de juridictions". 
Il a travaillé avec des avocats aux Conseils une quinzaine d'années. 
Il a dirigé à Lille le Centre administratif, puis le CPAG et à Paris 13 le département "carrières juridiques et judiciaires" de l'IUT. 
Il a pratiqué la plaisance, à ses débuts et pendant une quinzaine d'années, de Saint-Jean de Luz au Danemark, et de la côte sud de l'Angleterre à la côte nord de l'Irlande.
Artiste autant que juriste, il peint et joue du piano. ».
Pages 6 et 7 du même ouvrage, on trouve la liste de ses publications, consacrées à divers domaines du droit, et l’une d’elle au thème qui nous intéresse : 
« De la nationalité de Frédéric Chopin: Revue "Diplômés", n° 153, juin 1990 ».
Dans un premier temps, je n’ai pas réussi à identifier cette revue « Diplômés », ni à localiser l'article ; je l’ai découvert par la suite, mais je n’en parlerai qu’après avoir étudié le site, manifestement la seule source utilisée par les intervenants dans le débat.

Présentation du site « Chopin – musicien français »
La page d’accueil indique que le contenu du site est l’œuvre d’« Emmanuel LANGAVANT agrégé de Droit public Professeur à la Faculté de Droit de l’université de Lille II ».
Le site n’est pas clairement daté ; son contenu est postérieur à la parution de la thèse de Gabriel Ladaique Les Ancêtres paternels de Frédéric Chopin, soutenue en 1986 et publiée en 1987.

Les liens
Un copyright présent à chaque page se réfère à : « Benoît Musslin – DIAPH16 », et fournit un lien « http://www.diaph16.com/ », qui renvoie au site commercial d’un magasin de photographie situé au 161, rue du général de Gaulle à Mons-en-Barœul (Nord).
Le lien « http://diaph16.free.fr/ » amène sur un site artistique de Benoît Musslin.
Le site « Chopin » ne contient pas d’autre lien. En revanche, y apparaissent d’assez nombreuses publicités, notamment musicales.

Le contenu
Il est réparti sur 9 pages : l’accueil (cf. annexe en bas de page) ; puis les pages (telles qu’on les voit sur la page entrée) : Enfance, Origine, Ascendance, Famille, Baptême, Nationalité, Passeport, Code civil. En réalité, la page nationalité prolonge la page famille, bien qu’elle en soit séparée par la page « Baptême ». 

Analyse du site
Je renvoie à une page annexe pour une analyse détaillée.

Synthèse
On y trouve quelques éléments éventuellement intéressants : outre la reproduction de deux documents, des notions biographiques et historiographiques sur Nicolas Chopin (le fait notamment que la naissance à Marainville n’aurait été connue qu’après la fin de la Première Guerre mondiale). 
Mais il contient aussi un assez grand nombre d’erreurs flagrantes.
1) Des erreurs élémentaires
Il s’agit d’erreurs dont la correction n’entraîne pas de changement fondamental, mais dont la présence est étonnante.

a) Non-respect des conventions bibliographiques
Les références données en notes ne respectent pas les conventions habituelles ; en fait, elles ne respectent aucune convention. 
Par exemple, sur la page Enfance
« ( 1 ) la musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles, Ed. Leduc, 1977
( 2 ) Lucien REBATTET. Histoire de la Musique p 328 Ed Laffont. 1971 »
au lieu de 
( 1 ) La Musique de la nuit des temps aux aurores nouvelles, Ed. Leduc, 1977
( 2 ) Lucien REBATET, Histoire de la Musique, Robert Laffont, 1971, p. 328

Sur la page Ascendance
« ( 11 ) AGUETTANT. la Musique et le Piano, p 176 1954 »
au lieu de 
(11) Louis AGUETTANT, La Musique de piano, Paris, Albin Michel, 1954, p. 176 (il y a même une erreur sur le libellé du titre)
Sur la même page, il indique à propos de la thèse de Gabriel Ladaique qu’elle a été «  soutenue en Sorbonne en 1987 » (en réalité : en 1986 ; c’est la publication qui date de 1987, comme l’indique la notice SUDOC de cet ouvrage)
Je n’insiste pas : en fait, on peut dire qu’aucune référence n’est formellement correcte !

b) Fautes d’orthographe notamment sur les noms propres 
Page Enfance
*« Marie WODSINSKA » (Wodzinska), 
*le « pianiste PADKREWSKI » (Ignacy Paderewski, pianiste, compositeur, Premier ministre de la République de Pologne en 1919), 
*« le musicologue français L. REBATTET » (Lucien Rebatet, musicologue, et surtout collaborateur notoire ; détail évidemment sans grande importance pour le sujet, mais qu’on se doit de signaler pour identifier clairement cette personnalité)

Page Origine : 
*« M. BOLURNIQUEL » (Camille Bourniquel, écrivain), 
*« Stanislas LECZINSKJ » (Lesczcynski), 

Page Famille : 
*« Le second mente » (mérite), 
*« Stanislas LECZINSKI » (Lesczcynski), version un peu moins fautive que la précédente 

Page Nationalité : 
*« Lors d'un voyage de CHOPIN a Londres » (à), 
*« le sieur Francis-zek » (Franciszek ; erreur peut-être reprise du livre de Kobylanska, du fait d’une coupure de ligne transférée telle quelle par copier-coller ?)

Il est difficile de croire que de telles erreurs (à part celle concernant Stanislas Leszczynski) puissent être le fait d’un professeur de l’enseignement supérieur.

3) Fautes stylistiques
*« Pas davantage on ne peut adhérer » (pas davantage ne peut-on adhérer)

2) Des erreurs rédactionnelles
Je passe maintenant aux erreurs dont la correction transformerait sérieusement le contenu. 
L’exposition est assez brouillonne. Par exemple,  sur la page famille, il évoque le départ de Nicolas Chopin avec la famille Weydlich, dont il n’a pas parlé auparavant (il n’a parlé que de Jean-Michel Pac).
Mais surtout, la conception d’ensemble est inepte : il ne traite son sujet (la nationalité juridique de Chopin) que sur environ 1/6 du site ; le reste consiste en considérations historiques ou musicologiques qui occupent une place démesurée, en particulier au travers de citations sans intérêt pour le sujet ; elles seraient intéressantes s’il s’agissait de faire l’historiographie du sujet, mais il ne s’agit pas de cela : on est déjà ici dans l’argumentation de la thèse énoncée par le titre.

3) Des analyses sommaires portant sur une documentation lacunaire
a) Analyses sommaires
Il se limite à un petit nombre de documents et de sources (Code civil français de 1804, acte de baptême, passeport de 1837) analysés de façon très sommaire.

Code civil français
Il se limite ici à l’article 10 (qui concerne les Français nés à l’étranger : droit du sang), ignorant l’article 9 (qui concerne les étrangers nés en France : droit du sol, certes limité ; cf. infra d, 1).

Acte de baptême
Le texte latin n’est pas transcrit ; aucune explication n’est donnée : par exemple pour « Gali » traduit par « Français », alors qu’il s’agit d’un barbarisme caractérisé dont il faudrait rendre compte.

Passeport de 1837
Le texte, difficile à déchiffrer, n’est pas transcrit ; aucune explication n’est donnée sur les procédures d’obtention des passeports.

b) Documentation lacunaire 
Il n’évoque pas, parce qu’il ne les connaît pas (ne donne pas l’impression de les connaître, en tout cas) : 
* certains documents : l’acte de naissance de Frédéric Chopin ; le passeport de 1830 (passeport russe) ; les autres passeports français ; 
* certaines sources : la législation polonaise d’avant 1795 ; le code civil prussien (Allgemeines Landrecht der preussischen Staaten) en vigueur en Mazovie au moment du mariage des parents en 1806 ; le décret de décembre 1807 sur l’acquisition de la qualité de citoyen du duché de Varsovie par droit du sol ; le code civil du duché de Varsovie (1808) qu’il suppose identique au Code Napoléon de 1804.

4) Des erreurs concernant l’histoire du droit
La phrase « Autrefois, dans le Code Napoléon de 1804, seule comptait l'acquisition par le sang, car le « jus soli » ne sera reconnu qu'à l'époque récente dans notre Droit ( 1945 ) » contient deux erreurs surprenantes :
a) Le Code Napoléon de 1804
Il semble ignorer qu’un droit du sol (non contraignant) existait dans le Code Napoléon de 1804 pour les enfants nés en France de parent étrangers :
« Article 9 Tout individu né en France d’un étranger, pourra, dans l’année qui suivra l’époque de sa majorité, réclamer la qualité de Français ; pourvu que [il s’engage à être domicilié en France] ».
Même si ce droit a été peu utilisé, dans la mesure où il impliquait de se soumettre à la conscription, le principe était présent, et ce n’est pas Napoléon qui l’a réduit à si peu de choses (en fait, le primat de la filiation dans le Code Napoléon ne résulte nullement de la volonté de Napoléon, mais de celle des juristes libéraux qui l’entouraient lors de la mise au point du Code civil ; d’une façon générale, le pouvoir exécutif préfère le droit du sol, qui n’est pas intrinsèquement « de gauche » ou « révolutionnaire »).

b) La loi de 1889
Il semble aussi ignorer qu’un droit du sol impératif (contraignant, sauf à quitter la France) a été établi en 1889 pour les enfants nés en France de parents étrangers dont un au moins né en France, cas assez fréquent à l’époque.
Il s'agit de la loi du 26 juin 1889, première réforme, sur ce point, du Code civil de 1804, et origine de ce qu'on appelle maintenant le Code de la nationalité, c'est-à-dire l'ensemble des lois concernant
a) l'acquisition de la qualité de Français - par filiation, par naissance, par mariage -,
b) la naturalisation.
Voir, entre autres : Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, Fayard, 2007 (réf. Hachette, Pluriel, 2010, page 181)

c) Les lois civiles de Mazovie en 1806    
Une troisième erreur concerne le mariage des parents de Frédéric Chopin, au sujet duquel il écrit : « La nationalité de la mère importe peu, et ce d'autant plus que l'article 12 déclare « L'étrangère qui a épouse un Français suivra la condition de son mari », de sorte que Justyna KRYZANOWSKA. par son mariage à Brochow, en 1806 avec Nicolas CHOPIN, changeait ipso facto de nationalité. Frédéric est donc bien issu de deux parents français. »
Il croit donc que le mariage (1806) a eu lieu sous les auspices du Code Napoléon, institué dans le duché en 1808 !

Conclusion
Tout cela confirme que ce texte n’est pas du niveau attendu d’un enseignant du supérieur, ni d’un juriste.
Il suffit d’être un étudiant en histoire (voire un étudiant de toute matière, mais les études d’histoire sont plus axées sur les textes non fictifs) un peu consciencieux pour savoir qu’on ne peut pas utiliser les documents de façon aussi cavalière, aussi manipulatrice, en fait.
On trouve, à la fin du site (page « Code civil »), la phrase :
« Peu de Français savent qu'ils devraient dire : « CHOPIN, compositeur français, musicien de la Pologne » et non pas - et la nuance est de taille ! - « CHOPIN, musicien polonais. » », phrase reprise pour la page d’accueil du site (cf. infra, Annexe).
Emmanuel Langavant, en réalité, est loin d’en avoir fait la démonstration. 
Il ne fournit ni les cadres conceptuels, ni les éléments d’appréciation d’une éventuelle réponse. Malheureusement, des gens qui ne demandent qu’à être convaincus utilisent le nom de l’auteur et ses titres universitaires pour cautionner leur idée fixe.

Annexe
La page d’accueil du site « Chopin – musicien français »
Illustration : portrait de Chopin en pleine page
Texte :
« Peu de Français savent qu'ils devraient dire: « CHOPIN, compositeur français, musicien de la Pologne » et non pas - et la nuance est de taille - « CHOPIN, musicien polonais ».
C'est ce que M. Emmanuel Langavant, agrégé de droit public, professeur à la faculté de droit de l'université de Lille 2, démontre au fil de ces quelques pages.
Copyright © Benoit Musslin - DIAPH16 »



Création : 1° janvier 2013
Mise à jour : 6 mars 2014
Révision : 17 septembre 2020
Auteur : Jacques Richard
Blog : Sur Frédéric Chopin Questions historiques et biographiques
Page : 5 Les travaux d'Emmanuel Langavant sur la nationalité de Chopin
Lien : http://surfredericchopin.blogspot.fr/2013/01/les-travaux-demmanuel-langavant-vue.html








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