lundi 27 mai 2013

66 Sur une lettre de Marie Wodzinska à Chopin (1835)

Quelques informations sur la lettre écrite par Marie Wodzinska à Frédéric Chopin en septembre 1835 ?


Classement : questions biographiques ; Frédéric Chopin




Ceci est une suite des pages 
*La famille Wodzinski, consacrée aux détails généalogiques et biographiques concernant Marie Wodzinska et ses proches, 
*Chopin et Marie Wodzinska, consacrée aux relations de Chopin et Maria de 1835 à 1837.

Présentation 
Chopin connaît les Wodzinski depuis les années 1820 ; la famille, en exil depuis 1831, s’installe à Genève en 1833 ; Maria est un musicien amateur et une admiratrice de Chopin ; il est invité chez eux en 1834, mais décline. La rencontre a finalement lieu en 1835, à Dresde, du 19 au 26 septembre.
La lettre qu’elle lui adresse peu après ce séjour, rédigée en français, sauf quelques phrases ou mots en polonais, a atteint une certaine notoriété, simplement à cause d'une phrase concernant le nom de Chopin. Cette phrase est parfois citée seule, mais elle ne peut être comprise que si l'on connaît l'ensemble de la lettre.
Tadeusz Zieliński en donne un large extrait dans son livre Frédéric Chopin (Fayard, 1995), pages 443-444. Les passages en polonais dans l’original sont ici donnés (traduits) en italique ; les astérisques sont ajoutés par moi et renvoient à des notes :

Texte
« Quoique vous n’aimiez ni à recevoir ni écrire des lettres, je veux pourtant profiter du départ de M. Cichowski* pour vous donner des nouvelles de Dresde depuis votre départ. Je vais donc encore vous ennuyer (mais plus par mon jeu). Samedi lorsque vous nous quittâtes, chacun de nous se promenait, triste, les yeux remplis de larmes, dans ce salon où, quelques minutes avant, nous vous comptions encore parmi nous.  A onze heures vint le maître de chant ; la leçon alla fort mal, nous* ne pouvions pas chanter. Vous étiez le sujet de toutes les conversations. Félix* me demandait toujours la Valse* (dernière chose que nous ayons reçue et entendue de vous). Nous trouvions du plaisir, eux à écouter, moi à la jouer, car elle nous rappelait le frère qui venait de nous quitter. Je l’ai portée à relier : l’Allemand a ouvert de grands yeux, quand on lui a montré une seule feuille ; (il ne savait pas, l’Allemand*, par qui elle avait été écrite). Personne n’a dîné : on regardait toujours votre place habituelle à table, puis aussi le petit coin de Frycek. La chaise est à sa place et restera probablement là aussi longtemps que nous resterons dans cette maison.
[Zielinski indique que Maria fait quelques remarques à propos de son frère aîné, Antoine*] Comme il sera heureux, éloigné de sa famille, de trouver un cœur ami pour le comprendre. Je ne vous dis plus rien. Vous connaissez bien Antoine, et vous le connaitrez encore mieux. Vous direz après de lui qu’il veut paraitre plus méchant qu’il ne l’est. Quand vous aurez par miracle le désir d’écrire : Comment allez-vous ? Je suis bien portant. Je n’ai pas le temps d’écrire davantage*, ajoutez, je vous prie, oui ou non en réponse à la question que je vais vous faire : avez-vous composé « Si j’étais le soleil dans le ciel, je ne brillerais que pour toi. »* ? Je l’ai reçu ces jours-ci et je n’ai pas le courage de le chanter, car je crains, si cela est de vous, que ce ne soit tout à fait changé, comme par exemple Le soldat*. Nous ne cessons de regretter que vous ne vous appeliez pas Chopiński ou enfin qu’il n’y ait pas d’autre marque que vous êtes Polonais, car de cette manière les Français ne pourraient nous disputer la gloire d’être vos compatriotes. Mais je suis trop longue. Votre temps est si précieux que c’est vraiment un crime de vous le faire passer à lire mes gribouillages. Au reste vous les lirez pour sûr pas en entier. La lettre de la petite Marynia sera reléguée dans un coin quand on en aura lu quelques lignes. Je n’ai donc plus à me reprocher le vol de votre temps.
A Dieu (tout simple). Un ami d’enfance ne demande pas de phrases. Maman vous embrasse tendrement. Mon père et mes frères vous embrassent le plus cordialement (non, c’est trop peu), le plus… je ne sais moi-même comme le dire. Joséphine* n’ayant pu vous faire ses adieux, me charge de vous exprimer ses regrets. Je demandais à Thérèse* : "que dois-je dire à Frédéric de ta part ?" elle me répondit : "l’embrasser bien et lui faire bien des compliments. " A Dieu ! Maria »
Notes
*M. Cichowski : ??
*nous : Marie utilise le pronom « nous » soit en se référant à sa famille en général, soit à elle seule ; cf., plus bas, la phrase : « Personne n’a dîné : on regardait toujours votre place habituelle à table ».
« la Valse » : il doit s’agir de la Valse en la bémol majeur, opus 69 n° 1, que Chopin a dédiée à Maria pendant son séjour à Dresde.
*Félix (Edmund Feliks): frère plus âgé de Maria, né en 1814 ou 1815 ; père d’Antoni Wodzinski (1852-1928), l’auteur des Trois Romans de Frédéric Chopin (Paris, 1886)
*Allemand : en polonais, Niemiec.
*Antoine (Antoni: frère aîné de Maria, né en 1812 ; à la date de la lettre, il est encore à Genève, où la famille (sans le père) vivait depuis 1831 ; au printemps 1835, la famille (sans lui) s’est reformée à Dresde.
* « Comment allez-vous ? Je suis bien portant. Je n’ai pas le temps d’écrire davantage » : ensemble de formules que Maria prête à une future lettre (très brève) de Chopin
* « Si j’étais le soleil dans le ciel, je ne brillerais que pour toi » : il doit s’agir d’un air populaire en Pologne ; certains avaient effectivement une musique de Chopin.
*Le soldat : en polonais, Wojak.
*Joséphine : sœur de Maria (Jozefa, née en 1824)
*Thérèse : autre sœur de Maria (Teresa, née en 1831)

Commentaires
1) Marie Wodzinska
On peut d’abord dire qu’elle écrit un français, sinon parfait, du moins remarquable ; elle sait aussi manier une certaine forme d’humour et d’autodérision (un peu triste).

2) La phrase fétichisée
Dans son article, que j’ai étudié par ailleurs, La nationalité de Frédéric Chopin, musicien français, Emmanuel Langavant écrit (tel quel) :
« "Nous ne cessons de regretter que vous ne vous appeliez pas CHOPINSKI, ou qu'il n'y ait pas d'autres marques que vous êtes Polonais car, de cette manière, les Français ne pourraient nous disputer la gloire d'être vos compatriotes", écrit à CHOPIN Marie WODSINSKA son éphémère fiancée.
Ainsi, dès cette lettre de 1835, la question de la nationalité du compositeur est posée. Car cette phrase alambiquée veut dire : "puisque vous n'avez nulle caractéristique polonaise, les Français peuvent vous revendiquer comme tel". »
En fait, la phrase de Maria Wodzinska est moins alambiquée que sa paraphrase par Emmanuel Langavant, mais on peut passer sur ce détail ; l’essentiel, c’est que l’interprétation qu’il donne n’est pas exacte :
1) elle dit qu’il n’a pas de marques (extérieures) du fait qu’il est polonais ;
2) elle ne dit pas  que les Français peuvent (sont fondés à) le revendiquer comme français, mais qu’ils se permettent à tort de le revendiquer comme français.
En aucun cas, donc, Marie Wodzinska ne peut servir de caution à l’idée qu’il existe, en 1835, un doute sur la nationalité de Chopin : pour elle, il est sans le moindre doute polonais. Cela ne suffirait du reste pas que à prouver que Chopin soit effectivement polonais (Marie Wodzinska n’ayant pas de qualification pour attribuer de nationalité, polonaise ou autre, à qui que ce soit), mais elle ne peut pas être enrôlée dans le camps des « douteurs », de « ceux qui s’interrogent ».
Malgré tout, un point pose problème : elle exprime l’idée que « les Français » revendiquent la gloire d’être les compatriotes de Chopin (en 1835) ; c’est de cela que se sert Emmanuel Langavant pour donner une consistance historique à sa théorie. Or cette idée de Marie Wodzinska ne paraît pas fondée de façon très sérieuse : en 1835, l’idée que Chopin n’est pas polonais n’a pas touché la France, du moins les rares personnes qui connaissent Chopin en France, c’est-à-dire : des musiciens (français et étrangers), des aristocrates polonais et des journalistes musicaux.
La phrase en question est aussi citée isolément par Camille Bourniquel dans son livre paru en 1957 aux éditions du Seuil (chapitre 2 Les nationalités, page 17).

3) La phrase fétichisée dans l’ensemble de la lettre
Si on n’accorde pas de crédit au fait qu'énonce Maria, si cette phrase n'a pas ce sens, on peut se demander quel rôle elle joue dans la lettre. Il me semble que ce n’est pas très clair : la phrase en question n’intervient pas de façon très logique dans le déroulement d’ensemble.
La première partie de la lettre évoque le chagrin de sa famille après le départ de Chopin ; puis elle passe à la situation d’Antoine, resté seul à Genève.
La suite est un peu décousue : après avoir écrit « je ne vous dis plus rien », elle ajoute un certain nombre de choses :
a) elle demande si Chopin est le compositeur d’un air populaire en Pologne, « Si j’étais le soleil dans le ciel, je ne brillerais que pour toi. » ;
b) au cas où la réponse serait « oui », elle craint que « ce ne soit tout à fait changé » (c’est-à-dire que si Chopin l’a écrit en pensant à elle, cela n'est probablement plus le cas) ;
c) elle fait une analogie avec un autre air « Le soldat » (cette analogie n’est pas claire, à première vue) ;
d) La phrase « Nous ne cessons… » vient alors, mais le motif en est encore moins clair. Quel est le rapport avec les airs cités précédemment ?
e) elle met fin à sa lettre (en 9 lignes, tout de même)…

4) Interprétation (hypothèses)
On pourrait imaginer que la phrase en question ne concerne pas réellement le nom et la nationalité de Chopin, ni ce que pensent « les Français » de Chopin, mais le fait qu’il vive en France et qu’il ne puisse pas (ou ne veuille pas) rester avec les Wodzinski, qui sont sur le point de retourner en Pologne ; en simplifiant (puisqu’il y a de nombreux Polonais exilés à Paris), elle lui fait le reproche de vivre chez les Français, et non pas chez les Polonais, d'être, de facto, « compatriote des Français ».
Si on considère le « nous » comme réellement collectif, familial, et non pas représentatif de Marie, un autre sens pourrait être sous-jacent : Chopin est le fils d’un Français d’origine roturière ; malgré sa mère (polonaise et de famille plus ou moins noble), il est d’un rang social inférieur à celui des Wodzinski, Polonais, nobles, riches. Cette phrase refléterait alors des réticences familiales (celles du père de Marie, et surtout celles de son oncle paternel, Mathieu).



Création :  27 mai 2013
Mise à jour : 29 mars 2014
Révision : 30 août 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Sur Frédéric Chopin Questions historiques et biographiques
Page : 66 Sur une lettre de Marie Wodzinska à Chopin (1835)
Lien : http://surfredericchopin.blogspot.fr/2013/05/la-lettre-de-maria-wodzinska-chopin-1835.html








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