A propos de l’article de Wanda Landowska sur Chopin (avril 1911).
Classement : presse ; Chopin
Wanda Landowska (1879-1959) est une musicienne,
musicologue, professeur de musique polonaise, qui a vécu en France de 1900 à
1940, puis aux Etats-Unis.
L’article dont il s’agit est une lettre publiée dans le numéro 331 (1° avril 1911) de la revue, rubrique « Echos », pages 669-670, disponible
en ligne sur Gallica, en réponse à un article d’Alexandre de Bertha, paru dans La Vie musicale, revue
genevoise.
Cet article donne lieu à une réponse
de l’intéressé (Mercure de France,
1er juillet 1911), ainsi qu’à une recherche de la part d’André Lévy (Mercure de France, 16 novembre 1912).
Cet article étant cité (sans références) par Emmanuel Langavant, on peut aussi se reporter à la page consacrée à ce sujet, dans laquelle se trouvent des renseignements d'ordre biographique sur cette musicienne.
Cet article étant cité (sans références) par Emmanuel Langavant, on peut aussi se reporter à la page consacrée à ce sujet, dans laquelle se trouvent des renseignements d'ordre biographique sur cette musicienne.
L’article de Wanda Landowska
« Page 669
La nationalité de Chopin.
L’admirable discours que
Paderewski* a prononcé aux dernières fêtes de la musique polonaise à Lemberg*
vient de provoquer de nouvelles discussions au sujet de la nationalité de
Chopin. M. de Bertha, dans un article publié dans la Vie Musicale de Genève et reproduit par quelques revues
parisiennes, nous recommande de ne pas oublier que, si ce grand compositeur
avait pour mère une Polonaise, son père était Lorrain ; on ne doit donc
pas le considérer comme un génie exclusivement polonais, mais bien comme
« composé mi-partie d’éléments français mi-partie d’éléments
polonais ».
Ici une petite rectification
s’impose. L’arrière-grand-père de Chopin était Polonais ; c’était un
courtisan du roi Stanislas Leszczynski, qu’il avait accompagné en Lorraine. Il
s’appelait Nicolas Szop (lisez Chop). Vers 1714 il obtint l’autorisation du roi
d’ouvrir à Nancy un commerce de vin, en association avec un de ses
compatriotes, Jean Kowalski (Kowal,
forgeron). Comme cela se pratiquait alors, les deux associés traduisirent leurs
noms en français, et leur vin portait la marque : Ferrand et Chopin. Le
fils de Nicolas Szop, Jean-Jacques Chopin, était maître d’école et son fils
cadet fut le père de Chopin. Ces documents, peu connus en France, se trouvent
aux archives de Nancy.
Pour ma part, j’attache peu
d’importance à tous ces papiers et certificats d’origine. Le créateur de
l’opéra en France, Lulli, et le grand réformateur de l’opéra, Gluck, n’avaient
pas une goutte de sang français dans les veines ; Claude Daquin était
Portugais d’origine, Henri Demont, Grétry et si je ne me trompe, César Franck
étaient Belges. Ce qui ne les empêche cependant pas d’être et de passer à juste
titre pour des compositeurs français.
Page 670
M. de Bertha nous parle des
fortes influences françaises qu’aurait subies Chopin. Ne pourrait-on pas nous
citer des noms ? Berlioz ? Chopin ne souffrait pas sa musique. Les
clavecinistes français ? Il les ignorait. Ce n’est pas à dire qu’on ne
puisse trouver chez lui des traces françaises. Son évangile était le Clavecin bien tempéré ; or, Bach
était très inspiré des clavecinistes français. L’autre Dieu de Chopin fut
Mozart, qui, bien qu’il aimât à médire de la France et de sa musique, fut
néanmoins le plus Français des Allemands. Mais ce sont là, comme on voit, des
influences indirectes et lointaines. La culture française ? Mon Dieu,
Chopin l’a subie ni plus ni moins que tout Européen cultivé. Il est toutefois
intéressant de remarquer que, jusqu’à la fin de sa vie, Chopin n’est jamais
arrivé à s’assimiler la langue française ; il traduit toujours
littéralement du polonais, gardant la même fidélité aux tournures et aux
locutions de son pays qu’à ses danses nationales et à ses chants populaires.
Pourquoi Chopin ne serait-il pas
un compositeur polonais ? Parce qu’il y avait en lui quelques parcelles de
sang étranger ? Mais à quel titre serait-il considéré comme un auteur français ?
Est-ce parce que son arrière-grand-père avait francisé son nom pour la
commodité de ses clients lorrains ?
Qu’on fouille dans l’histoire de
l’art et dans la littérature musicale depuis le moyen âge ; on ne trouvera
pas d’exemple d’un génie aussi éminemment national que Chopin qui, à aucun
moment de sa vie, ne cesse de penser avec amour à son pays, et dont les
moindres œuvres sont imprégnées de la nostalgie déchirante des plaines natales.
Transporté à Majorque, au milieu des beautés sublimes de l’île dorée, il ne
rêve qu’au modeste paysage neigeux de la Pologne, il ne se laisse pas séduire
un instant par la musique adorable de l’Espagne, fidèle aux rythmes, ou plutôt
à l’arythmie de nos danses nationales.
« Il fallait être Polonais,
a dit Liszt, pour écrire la musique de Chopin, car on y entend tout ce que peut
représenter d’émouvant et de solennel un peuple qui suit son propre
enterrement. »
« Ce qui nous attire vers
lui, disait d’autre part Schumann, c’est sa forte individualité nationale ;
et si le puissant tyran du Nord savait quels ennemis dangereux renferment les
mazurkas de Chopin, il les défendrait, car ce sont des canons cachés sous des
fleurs. »
On reproche aux Polonais leur
chauvinisme. Certes le nationalisme d’agression ou d’accaparement est
méprisable ; mais dans l’occurrence le leur est tout au plus défensif. Ils
sont fiers de voir le pays qui a produit les plus grands génies leur disputer
les leurs. Mais qu’il nous soit permis de constater encore une fois que leurs
revendications sont des plus justifiées, et que le grand chantre de la Pologne
présente le type du génie national le plus pur, le plus entier, le plus
indivisible. « Il est assez grand, assez vaste, dit M. de Bertha, pour
qu’on puisse départager son rayonnement entre la France et la Pologne. »
Mais nous ne sommes pas si partageurs. Nous l’avons été, malheureusement, trois
fois ; ce fut malgré nous et contre notre volonté. Il faut espérer que nous
aurons plus de chance dans la défense de nos génies que nous n’en avons eu dans
celle de notre sol.
Wanda Landowska. »
Notes
Notes
*Paderewski :
Ignace Paderewski (Ignacy Paderewski, 1860-1941), musicien et homme politique polonais (premier ministre en 1919 de la Pologne rétablie)
*fêtes de la musique
polonaise à Lemberg : à l’époque Lwow, en Pologne autrichienne,
actuellement Lviv, en Ukraine. Il s’agit de fêtes pour le centenaire de Chopin.
Le 23 octobre 1910, Paderewski y prononce un discours célèbre, largement cité (en
français) dans un livre de Werner Fuchss, Paderewski
Une vie, une œuvre, Editions Cabedita (Divonne-les-Bains), 1998, pages
107-109 (disponibles
en ligne).
Commentaires
D’une façon générale, le texte de Wanda Landowska est caractérisé
par les confusions habituelles concernant le sujet (que l'on retrouve dans le débat sur Wikipédia de 2010) : *confusion entre la
nationalité légale, le sentiment national et la culture de
l’intéressé ;
*croyance selon laquelle l’influence éventuelle de ces deux derniers facteurs sur sa musique « prouverait » quoi que ce soit sur sa nationalité ;
*confusion, en ce qui concerne la nationalité légale, entre le statut positif et l'ascendance (confusion très fréquente, qui est à l'origine de toutes les considérations sur « le sang français » et le « sang polonais », la « race française » et la race «polonaise », ou autre...).
Le résultat est que, tout en affirmant que la nationalité légale n’a aucune importance à ses yeux, elle produit, pour conforter la nationalité polonaise de Chopin, à propos de son ascendance, un énoncé (paragraphe 2) assez énorme, puisqu’il inclut une erreur historique grave (signalée par André Lévy, cf. infra), en s'appuyant sur des sources imaginaires (« Ces documents, peu connus en France, se trouvent aux archives de Nancy. »).
*croyance selon laquelle l’influence éventuelle de ces deux derniers facteurs sur sa musique « prouverait » quoi que ce soit sur sa nationalité ;
*confusion, en ce qui concerne la nationalité légale, entre le statut positif et l'ascendance (confusion très fréquente, qui est à l'origine de toutes les considérations sur « le sang français » et le « sang polonais », la « race française » et la race «polonaise », ou autre...).
Le résultat est que, tout en affirmant que la nationalité légale n’a aucune importance à ses yeux, elle produit, pour conforter la nationalité polonaise de Chopin, à propos de son ascendance, un énoncé (paragraphe 2) assez énorme, puisqu’il inclut une erreur historique grave (signalée par André Lévy, cf. infra), en s'appuyant sur des sources imaginaires (« Ces documents, peu connus en France, se trouvent aux archives de Nancy. »).
En fait, Wanda Landowska reprend une rumeur (d’origine
inconnue de moi), que l’on trouve déjà chez Marcel Szulc (1873) et chez Antoni Wodzinski (1886) :
l’ascendance polonaise de Nicolas Chopin (qui aurait eu un grand-père polonais
émigré en Lorraine). Mais alors que ces deux auteurs ne lui accordaient pas une confiance absolue et ne citaient pas de sources, elle donne
une caution personnelle catégorique à cette rumeur et prétend disposer
d’archives.
Le caractère excessif de l'intervention de Wanda Landowska
est probablement lié à l'évolution du patriotisme polonais du XIXème siècle en
un nationalisme à la fois plus puissant, mais aussi plus borné et moins
sympathique (incarné notamment par le Parti national-démocrate). Cela ne constitue pas une excuse pour un discours aussi manipulateur. Emmanuel Langavant emploie
le mot « élucubrations », avec sans doute d’autant plus d’allant qu’il
s’attaque à une femme ; il ne s’agit en tout cas pas d’élucubrations personnelles,
puisque d'autres auteurs (plus prudents, tout de même) ont écrit des choses analogues. On peut se demander
si Wanda Landowska croit à ce qu’elle écrit (c’est-à-dire qu’elle serait
elle-même victime d’une manipulation) ou si elle le fait en mentant sciemment
(ce qui est peu probable).
Le reste de la lettre est plus raisonnable, mais comme je
l’ai indiqué, il est à côté du sujet, puisque le fait que Chopin ait ou non été
influencé par les Français, les Allemands, les Italiens, le fait qu’il ait ou
non composé tel ou tel type de musique, le « caractère polonais » (ou
non) de sa musique, le fait qu’il ait bien ou mal parlé et écrit le français, ne
constituent à aucun degré une preuve de sa nationalité, d’autant que toute cette argumentation esthétique et culturelle relève du non prouvable ; tout au plus
peut-on dire que la musique de Chopin semble bien avoir été influencée, à
plusieurs reprises, par ses idées sur la nationalité
polonaise et par la conception qu’il avait de son rapport avec la nation et le
peuple polonais.
La réponse d’Alexandre de Bertha
Alexandre de Bertha (1843-1912) est un musicologue et musicien
d’origine hongroise, mort à Paris.
Sa réponse se trouve dans le numéro du 1er
juillet 1911, même rubrique, pages 216-217 ; elle est disponible
en ligne sur Gallica.
J'en reproduis ici le début .
« Page 216
Lettre ouverte à Mme Wanda Landowska.
Paris, juin 1911.
Madame,
Dans le numéro d’avril dernier du « Mercure de France »
vous m’avez fait l’honneur de répondre à mon article, concernant la nationalité
du génie de Chopin.
Vous revendiquez dans cette réponse, avec un patriotisme des
plus touchants et avec une rare érudition, la gloire impérissable de ce grand
musicien pour la Pologne seule, en vous joignant ainsi à M. Paderewsky. Vous
Page 217
m’y apprenez aussi l’histoire de ses ascendants polonais
venus en France au commencement du XVIIIe siècle, et vous y ajoutez en outre
qu’il est impossible d’admettre l’action de l’influence française sur Chopin
puisqu’il n’aimait pas la musique de Berlioz et ne connaissait pas les
clavecinistes français.
Tout en acceptant sans contestations la véracité de ces
assertions, je vous prie de m’excuser si elles ne changent pas encore ma
manière de voir. […] ».
Analyse
Alexandre de Bertha pose correctement le problème
(quoique de façon maladroite sur le plan stylistique) : il évoque en effet son « article
publié par La Vie Musicale et concernant la nationalité du génie
de Chopin » et non pas la nationalité de Chopin.
Le reste de la lettre est consacré à l’aspect esthétique du
sujet (les sources d’inspiration de Chopin), mais c’est justifié : le questionnement
sur les sources d’inspiration – polonaises et non polonaises – de la musique de
Chopin est légitime et certainement intéressant sur le plan musicologique, du
moment qu’on ne cherche pas à en tirer de conclusions sur la question juridique
de « la nationalité de Chopin ».
La réponse d’André Lévy
Je n’ai pas d’informations sur cet André Lévy, qui doit être un érudit nancéen, peut-être médecin de profession.
Son article, publié dans le Mercure de France, n° 370, pages
297-302, est disponible
en ligne sur Gallica.
L’assertion de Wanda Landowska selon laquelle « Ces
documents, peu connus en France, se trouvent aux archives de Nancy », amène
André Lévy à faire la recherche, qui, en toute logique (rétrospectivement) ne
donne aucun résultat.
Contrairement à Alexandre de Bertha, il n’hésite pas à signaler l'erreur de Wanda Landowska quand elle situe la présence à Nancy de Szop, « courtisan de Stanislas Leszczynski », en 1714, alors que Stanislas ne devient duc de Lorraine qu'en 1736, montrant aux lecteurs du Mercure qu'elle ne connaît pas si bien que cela son histoire de Pologne.
Contrairement à Alexandre de Bertha, il n’hésite pas à signaler l'erreur de Wanda Landowska quand elle situe la présence à Nancy de Szop, « courtisan de Stanislas Leszczynski », en 1714, alors que Stanislas ne devient duc de Lorraine qu'en 1736, montrant aux lecteurs du Mercure qu'elle ne connaît pas si bien que cela son histoire de Pologne.
Création : 25 juillet 2013
Mise à jour : 11 avril 2014
Révision : 22 août 2017
Auteur
: Jacques Richard
Blog :
Sur Frédéric Chopin Questions historiques et biographiques
Page : 87 Sur un article de Wanda Landowska dans le Mercure de France (1911)
Lien : http://surfredericchopin.blogspot.fr/2013/07/landowska-mercure-1911.html
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